Le 17 avril 1975 : la justice
Trente-neuf années passées, la date du 17 avril est toujours présente dans la mémoire des victimes du génocide, lequel a été commis par un régime « khmer rouge » dont la bestialité est dépassée à l’imagination humaine. En évoquant de cette cruauté, j’ai senti se réveiller en moi les plus mauvais souvenirs de ma patrie. C’est dans ce beau pays que vinrent s’imposer un pouvoir, Pol Pot, Khieu Sâmphan, Noun Chea, Ieng Sary, Ta Mok et les autres habillés en noir qui feront à jamais la honte au peuple khmer. Il faut s’indigner profondément devant ces hommes dénaturés de l’espèce humaine, mais à quel degré d’exaspération qu’on soit soulagé de cette humiliation en tant qu'être humain : soif de vengeance ? Soif de haine infinie ? Il faudrait être insensible à tout ce qu’il y a de barbare, pour n’être pas touché d’entrer dans leurs actes d’atrocité. Il est vrai, on en condamne, mais on en perpétue du moins la durée, en attendant que la justice vienne rendre la satisfaction aux victimes : poursuivre en justice les anciens khmers rouges en liberté qui sont susceptibles de commettre de crimes contre l’humanité. Cette action contribue ainsi, sa part, à la vraie réconciliation de cette belle unité du peuple khmer, caractère essentiel et la paix de la nation khmère.
Cette justice sans haine, sans passion, avec un vif amour pour la paix de mon pays, serait une seule voie triomphante dans ce qu’elle aura de bon, de juste, d’honorable pour les victimes. Eloigner de ce chemin, ou la dictature était venue s’affadir, ils ne pourraient jamais faire leur deuil et leur mémoire serait toujours vindicative. La justice est toujours des leçons et des morales pour la société, sans elle, il ne pourrait pas y avoir la paix, et la justice y parle dans mon pays non pas le langage de compromis entre les assassins et les dictateurs, mais celui du droit que la créature intelligente et libre tient de la loi naturelle, plus saine que la loi sociale, plus forte que la loi divine. On le savait, dans l’histoire de l’humanité, les idées du droit ont accompli leur destinée ; elles sont consignées dans les institutions étatiques, et leur couronnement c’est la déclaration des droits de l’homme. Il n’est pas donc sans intérêt que les procès des responsables des Khmers rouges ont lieu aujourd’hui dans mon pays parce qu’ils ont pour mission d’établir la vérité. Placer la justice au premier rang de l’obligation morale dans un Cambodge déchiré par le génocide dont le nombre de victimes est estimé à plus de deux millions de morts me semble une exigence raisonnable par rapport à la hauteur de l’évènement du 17 avril 1975, parce que le pays a besoin d’elle.
Il y a des moments de lassitude et d’épuisement où l’esprit humain semble, comme les vieillards, n’animer plus qu’à se souvenir. La nation khmère d’aujourd’hui est dans ce cas, elle ne parle que de son passé glorieux, de son présent affligé, et de son futur incertain. Ce constat, sans doute, a un peu vieilli ; car le progrès de la technique d’information de masse (internet) donne une possibilité sans limite aux Khmers d’animer les débats sur les idées d’intérêts nationaux. Ces débats intensifs à l’échelle planétaire, c’est peut-être le début du grand mouvement intellectuel khmer : quelles idées font vivre la nation khmère, quelles idées vont la transformer et vont la conduire pas à pas jusqu’aux agitations de l’âge moderne, jusqu’aux grandeurs de la vie publique. Et l’on savait que la grandeur de la vie publique n’est que la justice parce qu’elle porte la force de la vérité. Juger donc tous les responsables des Khmers rouges par la loi, c’est démontré au peuple khmer et au monde que ces prétendus révolutionnaires, comme Khieu Sâmphan et sa bande d’assassins, ou ces prétendus libérateurs et défenseurs de la paix, comme Hun Sen, Chea Sim et Heng Samrin, n’étaient pas du tout et qu’ils n’étaient que des assassins et serviteurs volontaires du parti communiste vietnamien et celui de la Chine.
Quel drame et quels souvenirs !
Leurs complicités qui sont rués dans la servitude volontaire n’ont pas été et ne sont toujours pas abstraite et théorique. Le seul fait d’accepter un poste subalterne dans le syndicat du crime, appelé l’Angkar-Leu, et/ou d’accepter de relayer une propagande destinée à cacher la vérité relevait et relève toujours de la complicité active. Les faits sont têtus et montrent que ces responsables Khmers rouges cités, ont commis des crimes concernant environ 1/3 de la population khmère. Ce chiffre doit au moins inciter à une réflexion comparative sur la similitude entre le régime nazisme qui fut considéré pendant la seconde guerre mondiale comme le régime le plus criminel du siècle. Avec ce chiffre, on a pu écrire, comme disait l’autre, que « l’histoire est la science du malheur des hommes ». Les historiens du monde consultent tous son histoire pour apporter la connaissance aux hommes. Mais leur œuvre véritable, elle n’est pas là ! Leur travail, c’est bâtir la mémoire des hommes pour l’humanité. On l’appelle souvent le « devoir de mémoire ». Ce devoir de mémoire, sans doute, a besoin la justice pour établir la vérité. Ce dont le peuple khmer a besoin, non pas pour venger les criminels, mais pour aimer sa patrie, parce que le fond, ce qui domine tout le peuple, c’est le patriote ! Et quel patriote !
Le patriotisme est l’idéal divin et humain tout ensemble, disait Eugène Tinot(1) : Le peuple aimait son pays comme le croyant son Dieu ; il l’aimait pour sa grandeur et gloire histoire, pour ses récentes blessures, pour la menace incessamment tendue vers ses flancs ouverts (sic). Mais l’aimer ne suffit pas, et que c’est trop peu de former une force à un pays, il faut passer à l’acte pour prouver l’amour.
Même trente-neuf années passées après le génocide, nous avons nos morts pour témoigner les crimes. Oui nos morts ont parlé, et leurs ossements blanchis attestent qu’il y a pour le Cambodge un honneur qui n’est pas l’honneur de tout le monde. Devant le mémorial du genocid à Choeung-Ek, que cette grande leçon doit être apprise. Ce qu’on apprend aujourd’hui, c’est la vertu suprême, celle qui consiste à établir la vérité parce qu’elle seule pourra rendre la justice aux victimes. La paix sans la justice, c’est comme l’amour sans la confiance. L'avenir du Cambodge passe donc par la prise en compte la justice au service de la démocratie.
1 Eugène Tinot : Homme politique français au XIXe siècle.