Éditorial MOULKHMER
Moulkhmer n° 129, Janvier 1992
La grande désillusion
Comme on pouvait s’y attendre, et comme nous l’avions laissé prévoir, l’accord du 23 Octobre 1991 sur le Cambodge a déjà produit de funeste effet. Si l’on veut bien se reporter au dernier éditorial de « Moulkhmer » on peut lire en effet ce qu’il suit, qui n’avait d’ailleurs rien de prémonitoire, mais qui découlait simplement d’une analyse réaliste de cet accord : « Il s’agit d’une paix immorale, puisque – sous des prétextes très discutables – on y a associé, comme signataires à part entière, les auteurs d’un monstrueux génocide…Or une paix immorale ne peut être qu’une mauvaise paix, et une mauvaise paix ne peut produire que des effets pervers, et, inévitablement, de nouveaux drames ». Les évènements récents ont confirmé pleinement ce pronostic, car les effets pervers de l’accord et les nouveaux drames ne se sont pas fait attendre bien longtemps.
Il y a eu sans doute une petite période d’euphorie, mais elle aura été de courte durée. Très vite les choses ont mal tourné, et il ne pouvait pas en être autrement. Il est vrai que dès son retour à Phnom-Penh, le 14 novembre, le Prince Sihanouk a accumulé les fautes politiques et multiplié les déclarations intempestives et contradictoires. Il a surtout montré qu’il n’avait « rien appris et rien oublié3 et qu’il n’avait absolument pas changé. En effet six jours seulement après son retour, le 20 novembre, il se faisait attribuer par le gouvernement de Hun Sen le titre de « Chef de l’État de tout le Cambodge », alors qu’il ne peut actuellement prétendre qu’au seul titre de « Président du C.N.S. » et à aucun autre, jusqu’à ce que le peuple cambodgien ait pu se prononcer librement sur le choix de ses institutions et de ses dirigeants futurs. Mais le prince, ce n’est pas nouveau, ne fait aucun cas du droit de son peuple à s’exprimer sur l’avenir politique du pays. En même temps, et au grand désarroi de ses supporters du « Funcinpec », on l’a vu faire de M. Hun Sen son « fils adoptif » en oubliant qu’il le qualifiait de « Quisling » et de « valet des Vietnamiens » il n’y pas si longtemps. Et il était prêt à former avec ce nouveau fils un gouvernement de coalition bipartite, et au minimum une alliance électorale, si des évènements qu’il n’avait pas prévus ne s’étaient pas produit. Le 27 novembre, en effet, le retour à Phnom-Penh de Khieu Samphân, le bras droit du sinistre Pol Pot, a été le détonateur qui a ébranlé fortement le château de sable qu’est l’accord de paix du 23 octobre. Les Phnompenhois, exaspérés par le venue d’un des principaux responsables du génocide et qui, eux, n’ont pas la mémoire courte, ont contraint Khieu Samphân (ainsi que son complice Son Sen, arrivé dix jours plus tôt) à fuir pour regagner Bangkok en catastrophe. Au mépris de toute vraisemblable, et sans la moindre confirmation de la part des observateurs étrangers présents sur place, la propagande des Khmers Rouges a prétendu ensuite que les milliers de manifestants qui avaient attaqué la résidence de Khieu Samphân étaient des Vietnamiens…Du moins pouvait-on espérer alor que la capitale cambodgienne ne serait plus souillé par la présence des auteurs du génocide.
Hélas, il n’en eut fut rien. Sous la pression de Pékin, et avec la regrettable connivence des autres grandes puissances – qui se partagent la paternité de l’accord de paix – une réunion du C.N.S. fut convoquée à Pattaya (Thaïlande) le 3 décembre. Avec pour seul et unique objet de mettre au point les modalités d’un 2e retour de Khieu Samphân et de ses acolytes à Phnom-Penh, et de prendre des mesures pour assurer au mieux la sécurité de ces auteurs de crimes contre l’humanité. On reste stupéfait devant une telle immoralité…
Les évènements ont pris ensuite une tournure de plus en plus déplorable. Il est apparu, en effet, que le retour du prince – empêtré dans sa double et contradictoire collusion avec Chinois d’un côté et le gouvernement provietnamien de Phnom-Penh de l’autre – ne pouvait produire aucun miracle et ne faisait qu’accroitre le gâchis résultant de 20 années de tragédies à répétition. On put consulter que l’O.N.U. était incapable actuellement de faire appliquer l’accord qu’elle avait parrainé avec tant de légèreté. Sa mission préparatoire (MIPRENUC) ne sert pratiquement à rien, sinon à faire de la figuration, et la mission principale (APRONUC) ne sera pas à pied d’œuvre avant le printemps 92, au mieux, car l’O.N.U. n’a pas encore été entrepris pour le désarmement des factions, pour les opérations de déminage (pourtant si urgentes), pour le rapatriement des 350.000 Cambodgiens déplacés, pour le recensement du corps électoral, etc… Quant au C.N.S., nul ne peut dire s’il pourra fonctionner un jour normalement.
La question peut se poser en effet de savoir quand cet organisme sera en mesure de fonctionner. Car les Khmers Rouges ont pris prétexte des graves incidents qui ont eu lieu à Phnom-Penh du 17 au 22 décembre, lors des manifestations contre la corruption du régime en place, pour annoncer qu’ils différaient leur retour. Ils restaient donc à Bangkok jusqu’à nouvel ordre ? Il n’y avait pas de regrets, à avoir pour cela, tout au contraire. Mais le C.N.S. ne peut pas fonctionner sans eux, puisque l’accord de Paris exige, malheureusement, leur participation au processus de paix. Cet accord repose en effet sur un absurde postulat : il faut avoir les Khmers Rouges au sein du C.N.S. plutôt que de les laisser dans le maquis. Le résultat de cette absurdité est que les Khmers Rouges sont dans le C.N.S., qui est paralysé en leur absence, et qu’ils continuent d’être dans la forêt ou les « casques bleus » de l’APRONUC – qu’on attend toujours – ne pourront jamais venir les désarmer.
Deux mois après la signature de l’accord de Paris et quelques semaines après le retour de Sihanouk à Phnom-Penh on se trouvait donc devant un gâchis de la pire espèce. L’espoir de paix, de retour à une vie normale et d’une démocratisation du contexte politique s’était déjà transformé, pour le peuple cambodgien et pour sa diaspora, en une immense désillusion. Personne ne peut plus rien prévoir maintenant, quant à la suite des évènements, sinon qu’il faut s’attendre à de nouvelles péripéties plus ou moins catastrophiques.
Comment pourrait-il en être autrement, d’ailleurs dans la situation actuelle ? Le C.N.S. est non seulement paralysé, en attendant le nouveau retour de Khieu Samphân ou une nouvelle réunion à Pattaya, mais aussi coupé en deux. Sihanouk et Hun Sen d’un côté, les Khmers Rouges et Son Sann (leur inséparable allié) de l’autre. Il est clair que composé de faction qui se détestent et ne s’intéressent qu’au contrôle du pouvoir à Phnom-Penh, ce conseil ne pourra jamais jouer un rôle bénéfique pour le peuple cambodgien ? Lequel attendra longtemps des élections libres, qui semblent être repoussées aux calendes grecques. On peut même de demander si elles auront lieu un jour. Quant à l’O.N.U., sa carence n’est plus à démontrer car elle s’affiche chaque jour davantage.
Que peut-on espérer alors à l’aube de l’année 1992, qui s’annonce pleine de périls pour le Cambodge ? Rien de bon en vérité, si la situation reste ce qu’elle est et si les Occidentaux continuent de s’accrocher à un processus de paix dont on a vu déjà les pernicieux effets. Les choses iraient mieux pourtant s’ils admettaient qu’il faut d’abord et avant tout exclure les Khmers Rouges de ce processus, quitte à déplaire à la Chine communiste qui n’est qu’un dragon en papier destiné à s’écrouler tôt ou tard comme cela été le cas pour la défunte URSS.
Sans les Khmers Rouges, confinés dans les forêts et interdits de présence à Phnom-Penh et sur la scène internationale, le Cambodge pourrait déjà mieux respirer. Des aides économiques étrangères, accordées sans tarder et strictement contrôlées quant à leur utilisation, seraient évidemment indispensables pour permettre d’élever le niveau de vie misérable de la population – et, par la même, rendre inefficace la propagande subversive des Khmers Rouges. Une fois ceux-ci marginalisés, et réduits à disparaitre progressivement faute de soutien populaire, tous les autres problèmes pourraient se résoudre plus aisément. L’aboutissement de ce nouveau processus de paix, différent du processus actuel vicié par la place qu’il veut faire à tout prix aux auteurs du génocide, serait une consultation électorale libre qui permettrait au peuple cambodgien de se débarrasser enfin des 4 factions toutes discréditées.
Naturellement il est fort probable que rien de tout cela ne se réalisera en 1992. Mais, à l’occasion du Nouvel An, il est tout de même permis de rêver… Ce qui est sûr en tout cas, c’est que l’année nouvelle apportera au Cambodge que de « nouveaux déboires si l’on s’obstine à vouloir imposer à son peuple le retour de « Leurs Excellences » Khieu Samphân et Son Sen. Car une paix juste et durable est impossible si elle ne comporte pas un minimum de mortalité. Ce qui n’est pas le cas lorsqu’on persiste à vouloir faire de criminels notoires des « interlocuteurs valables ».
MOULKHMER