La paysannerie khmère et le processus démocratique
Par Marie Alexandrie Martin, Directrice de recherche au CNRS
Texte écrit en juin 1992
En mai 1993 auront au Cambodge des élections dans lesquelles les ruraux, de par leur nombre, joueront un rôle majeur. Jusqu’en 1970, ils formaient plus de 85% de la population(1). Aujourd’hui, une partie vit dans les villes ; cela ne signifie pas qu’ils ont acquis une mentalité de citadins. Quoi qu’il en soit, ils demeurent majoritaires. D’où l’intérêt d’examiner leurs souhaits politiques et leur maturité en ce domaine, de voir ce qui, dans la tradition familiale, religieuses, socio-politique, constitue des facteurs favorables ou au contraire des freins à l’adoption de la démocratie.
Tradition et démocratie en milieu paysan
Les rapports entre individus :
Une règle sociale essentielle (qu’on retrouve avec une importante diverse dans des pays voisins) est le respect du cadet envers l’aîné. « Aîné » signifie une personne plus âgée, plus instruite en connaissances modernes ou en savoirs traditionnels, plus riche, ou influence auprès des grands. Dans ce contexte, un fils a forcément tort dans un différend qui l’oppose à son père. Un supérieur hiérarchique repose sur cette notion d’«aîné » et non sue des mérites personnels. Chacun doit rester à la place assignée par la société, ce qui bloque toute initiative individuelle. Dans les années soixante, des jeunes rejettent cette tutelle familiale et sociale(2).
Le modèle socio-politique :
Jusqu’au coup d’État du 18 mars 1970, c’est-à-dire en période de paix, les Cambodgiens n’ont connu et valorisé qu’une sorte de régime : la royauté d’essence divine. Certes, il y eut, dans la fin des années quarante et le début des années cinquante, l’intermède des démocrates qui voilaient instaurer une démocratie de type occidental et à qui l’on doit la première Constitution du Cambodge, dotant le pays d’un système de monarchie parlementaire. Toutefois leur gouvernement fut trop bref (28 mois au total et intermittence) pour marquer durablement la vie des paysans ; les amendements apportés à la Constitution par Norodom Sihanouk n’ont pas permis le fonctionnement d’une véritable monarchie parlementaire(3). Les régimes qui ont suivi le coup d’État de mars 1970 ont été, soit encouragé par des Occidentaux (République Khmère), soit inspiré par une idéologie étrangère (les Khmers Rouges), soit mis en place dans un pays voisin (la RPK). Tous ont semé le deuil et aboutit, volontairement ou non à une dislocation des structures :
d’une part la désorganisation de la cellule familiale avec, dans la République de Lon Nol, le départ des hommes au front, sous le régime des Khmers Rouges, la négation de la famille et, dans la République populaire du Kampuchea (RPK), la dispersion des membres de la maisonnée mobilisés pour la guerre, la milice ou les travaux de « défrichage »(4) ;
D’autre part, l’obolition de toute forme de religion (bouddhisme et croyances populaires) dans le Kampuchea Démocratique des khmers Rouges et les brimades visant l’un et les autres dans la RPK ;
Enfin la rupture d’avec le terroir pour des raisons diverses : fuites devant la guerre et les bombardements des B52, exode organisé par les Khmers rouges, insécurité de certaines dans la RPK.
Donc la monarchie, aussi autoritaire fût-elle, notamment dans la fin des années 1960, apparaît-elle aux paysans comme plus douce, et de loin, que tous les autres régimes vécus depuis 22 ans et qu’ils rejettent. En outre, elle seule leur apparaît légitime car elle perpétue une pratique bimillénaire. Encore faut-il pour le bon fonctionnement de la monarchie que celui qui l’incarne soit pourvu des mérites nécessaires, qu’il possède le pouvoir magique attribué au roi(5). Dans cette conception de la royauté d’essence divine, le peuple s’en remet au roi, ou son représentant, est le « maître de la terre et des hommes » donc responsable de tous ; c’est en quelques sortes un super-génie. Dans cette optique, on comprend pourquoi les Khmers, depuis l’indépendance en 1953 (et pas seulement la paysannerie), se sont exprimés lors d’élections en votant pour des hommes, pas pour des partis ou pour des idéologies. On rejoint là la prééminence des clans familiaux à l’époque moderne et le rapport patron-clients qui a prévalu jusqu’à l’arrivée des français en 1863.
Dans la tradition, il n’y a donc rien de démocratique dans les domaines familial et socio-politique et des Khmers, notamment des boursiers ayant étudié en France dans les années cinquante et soixante, réclamaient un système social plus juste et un régime politique plus libéral, manifestant, dès cette époque un désir de changement(6).
Les croyances populaires :
Si pour la vie future et le repos des âmes des défunts, les Khmers s’en remettent à Bouddha dont ils respectent les commandements, pour la vie quotidienne, ils honorent les génies qui règles chaque moment de la journée, chaque acte individuel, familial ou social, et qui règnent en tous lieux (génie de la maison, du village, des champs ou de la rizière, des arbres, des ruisseaux, des animaux sauvages…) Tous les Khmers croient en ces génies au pouvoir souvent ambivalent en les augures révélées par les astrologues donc certains officient au Palais royal. Des prédictions dont on ne connaît pas toujours la source peuvent influencer par la vie matérielle ou politique : ainsi la route prolongeant le pont de Chruoy Chanvar construit dans le milieu des années soixante et qui permettaient d’éviter l’attente au bac de Prek Khdam, ne fut achevée qu’en 1969 (en tous cas les petits ponts qui jalonnaient) car on disait qu’il s’en suivrait toutes sortes de malheurs. Sur le plan politique, ces croyances permettaient la manipulation. En 1969 une série de signe avant-coureurs, pour les Khmers, de la fin de la monarchie alimentaient leurs conversations : on peut citer les prédictions tirées d’un livre, dépassé pour les dates mais en lesquelles aujourd’hui on continue de croire pour prévoir l’avenir(7), l’apparition dans le ciel d’une comète, interprétée comme présage de guerre, l’ascension du mât royal par un devin annonçant un changement de régime politique, etc. C. Meyer(8) donne toute une série d’évènements malheureux qui se produisirent alors dans l’entourage princier, y semant une psychose qui gagna les autres couches de la population.
Avec ces valeurs, la société khmère traditionnelle apparaît donc vulnérable. Qu’en est-il de ces valeurs, peuvent-elles encore influencer les paysans dans leur vote ?
L’état d’esprit des paysans en 1992
Pour être affirmatif sue ce qui va suivre, il faudrait avoir circulé dans tout le pays, discuté sans intermédiaire avec les gens et écouté leurs conversations spontanées : je ne pense pas que qui que ce soit ait pu faire ce travail ces derniers mois. Les informations ci-après ont été recueillies lors de visites en Takèo, Kandal, Kompong Speu faites en novembre-décembre 1991 et au cours de conversations avec les Khmers venus de provinces diverses pour assister à Phnom-Penh à la fête des Eaux en novembre 1991 ; elles tiennent compte aussi de données rapportées par les Khmers de la diaspora ayant visité leurs familles en divers points du pays début 1992. Elles ne sauraient être exhaustives ou sûres à 100%, et pourront ne plus être valables au moment des élections en mai 1993 ; elles constituent des points d’appui.
Dans la perspective d’élections libres et équitables que prévoit le plan de l’ONU, quel choix vont faire les ruraux, comment perçoivent-ils les différents leaders ?
Ceux de Phnom-Penh ont eu toutes leurs chances du printemps 1989 à l’été 1990, en particulier Hun Sen qui avait promis une paix rapide et l’arrêt de la corruption ; la poursuite de la guerre, le développement considérable de la corruption – dont certains dirigeants ont profité – la braderie des biens publics les ont déconsidérés aux yeux de la population entière. En outre, le sentiment anti-Vietnamiens, est le trait le plus partagé à l’intérieur du Cambodge aujourd’hui, avant même le sentiment anti-Khmer Rouges ; il unit à peu près tous les Khmers, citadins ou ruraux, jeunes ou vieux(9). Or les dirigeants de Phnom-Penh, quelle que soit la faction à laquelle ils appartiennent (car là aussi les rivalités internes apparaissent en même temps que la formation de clans), sont perçus comme étant ou ayant été des hommes de Hanoï. Il semble qu’ils obtiendront peu de voix aux législatives. Phnom-Penh apparaît donc comme la partie perdante, ce pourquoi sans doute elle s’allie Sihanouk (du moins en apparence car on ignore les calculs politiques du prince) et déclare ne pas présenter de candidats aux élections présidentielles pour lesquelles elle soutiendra Sihanouk que tout le monde verrait occuper le poste de président qui se dessine plutôt comme une fonction honorifique.
Quant aux Khmers Rouges, également honnis de la majorité de la population, ils auront peu de suffrages spontanés ; néanmoins ils possèdent un noyau paysan de soutien – que ne semble pas avoir à Phnom-Penh – et qui votera pour eux. Des informations inquiétantes font état d’une vie supportable pour les villageois contrôlés par les Khmers rouges et d’autant plus qu’ils demeurent dans des zones éloignées de celles où résident les grands chefs ; ce relatif mieux-être de la population en milieu khmer rouge n’est sans doute qu’une tactique et non pas un véritable changement. Sans compter les cadres infiltrés qui peuvent exercer une action dans les zones contrôlées par les autres factions. Les cadres et la population de soutien voteront aussi pour Sihanouk aux présidentielles.
Restent les mouvements identifiés à Sihanouk (FUNCINPEC) et à Son Sann (FNLPK) et les éventuels partis.
Le retour de Sihanouk en novembre 1991 a apporté aux Khmers en général un très grand espoir ; à l’époque cet espoir reposait, pour certains, sur le fait que Sihanouk est leur candidat, pour d’autres sur un calcul par élimination qui le montrait comme le moins mauvais des hommes politiques actuels. On entendait couramment : « c’est encore Sihanouk qui est le plus à même d’arranger les choses ». Pour les paysans, c’était davantage de pluies, de bonnes récoltes et la paix : « Samdech revient, disaient-ils, ç’en est fini de la sécheresse et des combats ». Qu’en est-il six mois après son retour ?
Il faut pour les ruraux distinguer au moins deux groupes d’âge :
Les paysans âgés :
Chez les hommes et femmes au-delà de cinquante ans, la tradition demeure vivace : les croyances populaires tout autant que le respect de l’«aîné » tel que défini plus haut. Ils continuent de croire en la monarchie : ils réclament Samdech Ov (« Monseigneur papa », c’est-à-dire Sihanouk) comme chef d’État et les représentants de son parti comme députés. Pour eux, Sihanouk est synonyme de paix et incarne la légitimité. Ils ne se posent pas de question sur l’avenir car ils pensent que tous les problèmes se régleront dès qu’il gouvernera à nouveau ; c’est une foi totale. Rappelons les déclarations de paysans réfugiés à la frontière khméro-thaïlandaise dans les années 1970-1980, attribuant tous les malheurs passés au renversement du roi et concluant « Quand il n’y a plus de roi, tout peut arriver ».
Il est difficile d’évaluer le nombre de ces inconditionnels de Sihanouk – comme d’ailleurs celui des autres groupes -, le Cambodge ne possèdent pas de statistiques démographiques. Ils représentent un réel danger pour les autres leaders et pour les partis autres que FUNCINPEC. Certains, ne pouvant concurrencer loyalement le prince essaient d’influencer cette masse de ruraux âgés par des pratiques dont les non-Asiatiques ne mesurent pas toujours la portée. Récemment des rumeurs ont fait état d’un mauvais rêve qu’aurait eu Sihanouk et au cours duquel le dieu de la mort (the god of death khmers) l’informait de sa fin prochain, lui aurait proposé un marché : la longévité et le gouvernement du Cambodge contre la mort de citoyens khmers que certains rumeurs chiffrent à un million ; affolé, nombre de paysans ont ceint leur poignet d’un fil de coton afin d’empêcher la priey de prendre leur vie. Sihanouk a dû faire un démenti radiodiffusé le 15 mars 1992(10), en insistant sur le fait qu’il n’avait eu aucun mauvais rêve depuis qu’il était rentré au Cambodge le 14 novembre dernier et qu’il n’avait reçu de la part de la population que des vœux de longévité. Les éduqués pensent que cette pratique est le fait des mêmes hommes accusés d’avoir trempé dans les assassinats politiques du premier trimestre 1992.
Ainsi les fidèles du prince risquent d’être empêchés de faire leur choix par des manœuvres sur lesquelles l’APRONUC n’aura pas prise.
Les autres :
Parmi eux les jeunes n’ayant pas ou peu connu la monarchie (jusqu’à 30-35 ans). Ceux nés depuis la fin des années soixante (25 ans) n’ont guère reçu d’éducation traditionnelle : dans le Kampuchea Démocratique certes mais aussi dans la RPK, les parents, occupés à de multiples tâches alimentaires, n’ayant guère eu de temps à y consacrer. Sans compter les paysans parqués en ville dans des camps, sous la République Khmère et dont la vie traditionnelle a été perturbée. Les enfants sont plus libres de leurs actes. Il en résulte une émancipation qui – malgré des conséquences parfois désastreuses telle la délinquance – peut avoir des côtés positifs car elle aboutit à une relativisation du rapport cadet-aîné et à des initiatives personnelles. Ces jeunes et les moins jeunes de ce groupe représentent une masse flottante réceptive aux changements ; mais ils peuvent aussi être tentés de voter pour celui qu’ils croient être en mesure de leur assurer le riz quotidien. Et les Khmers Rouges en ce domaine se montrent très habiles. Il ne faudrait pas en effet minimiser les problèmes de la survie dans certaines régions du pays.
Dans ce même groupe et parmi les plus âgés (35-45 ans), certains font preuve d’activité politique ; ils propagent des idées nouvelles et font figure de meneurs parmi les jeunes paysans(11). Phénomène nouveau, ils remettent en cause Sihanouk ; leurs critiques reposent sur les faits suivants :
Sa présence n’a diminué en rien la corruption ni la vente des biens publics et son appel au calme lors des manifestations de décembre 1991 n’a eu aucun effet sur les manifestants ni sur les forces de l’ordre commandées par Phnom-Penh ; la magie a cessé de jouer, la parole du roi n’est plus écoulée ;
La caution qu’il semble donner à Phnom-Penh par son attitude bienveillance révélée, d’une part par l’alliance, conclue en novembre dernier, entre le Parti du peuple du Cambodge (PPC), ex parti communiste) et le FUNCINPEC (créé en mars 1981 par Sihanouk et remis en novembre 1991 entre les mains de son fils Ranariddh), alliance dont personne n’attribue la responsabilité à Ranariddh ; d’autre part par ses tournées en province au côté des hommes de Phnom-Penh honnis de la population(12).
La résurgence de pratique ancienne, contestées dès la fin des années soixante par l’élite, à savoir le népotisme et la remise en selle de l’entourage royal de l’époque sangkumienne(13).
Les comparent : « avant 1970 il y avait moins de corruption et plus de paix ». Cette critique est rendue plus aisée qu’autrefois car la propagande des deux régimes communistes qui se sont succédés (Khmers Rouges et RPK/État du Cb) ont laissé des traces en semant le doute, notamment chez les adultes qui agissent auprès des jeunes. Tous ont une expérience vécue qui les amène à réfléchir. En outre, les radios des factions khmères autres que Phnom-Penh et la voix de l’Amérique informent la population au jour le jour. Enfin les moyens de transport nouveaux, la moto surtout, aident à cette diffusion des nouvelles.
Donc en même temps que la volonté de croire encore en Sihanouk, une partie des ruraux commencé de mettre en doute son pouvoir et, par là, sa légitimité ; une nouvelle image du prince apparaît. C’est un début de critique même si cette critique n’a pas l’ampleur de celle qui vise les dirigeants de Phnom-Penh. Elle remet en cause non pas de rôle de président de Sihanouk maos de son pouvoir autoritaire. Il n’est pas exclus que les khmers rouges tirent profit de cette usure politique de Sihanouk : la magie royale perdant de son efficacité et Khieu Samphan et consorts faisant une propagande intense pour se présenter en nationalistes défenseurs du pays contre les appétits vietnamiens, pourraient être considérés par des paysans comme les mieux à même d’assurer cette protection de la nation(14).
Inversement, parmi cette masse de ruraux, Son Sann prend de l’importance, on dit qu’il est le plus honnête des hommes politiques actuels. Toutefois ses chances restent faibles car son grand âge joue contre lui, de même que l’absence de relève (là aussi on a pratiqué le népotisme et les jeunes compétents n’appartenant pas au clan familial ont été écartés des instances de décision du FNLPK) ; l’éclatement du mouvement en 1985 l’a considérablement affaibli.
Ainsi, la population recherche des valeurs morales dont sont dépourvus les dirigeants de Phnom-Penh ; même sur le plan politique, elle tend à privilégier des valeurs et non des individus, quite à voir émerger des visages nouveaux. Si ces tendances se confirment, l’on assisterait à une mutation socio-politique au Cambodge, la préférence allant à un régime multipartite dont Sihanouk serait président ou roi constitutionnel, ce qui rappelle les intentions des démocrates des années quarante et cinquante.
Toutefois, pour les législatives il risque d’y avoir une confusion sur le statut du FUNCINPEC du fait de l’alliance FUNCINPEC/PPC. Comme Sihanouk, dans ses tournées, est entouré d’hommes du PPC, les paysans âgés peuvent s’imaginer qu’il est le chef de file de ces hommes et donner au PPC des voix qu’ils destinent au FUNCINPEC. Le prince Ranariddh a d’ailleurs refusé de changer le nom de ce parti comme le demandait Phnom-Penh, parti connu des paysans comme étant celui de Sihanouk. Aux responsables du FUNCINPEC de préciser les choses auprès de la population.
Pour conclure sur ce point, on voit donc se dessiner en milieu paysan une évolution des mentalités qui se manifeste par la prise de conscience politique de ceux susceptibles de jouer un rôle dans l’avenir du Cambodge.
Les freins au libre choix électoral des paysans :
Il s‘agit des freins contrôlables par l’ONU, à l’inverse des manipulations religieuses évoquées plus haut. Pour les khmers du Cambodge et bien avant la signature des accords de Paris en Octobre 1991, l’ONU représente la seule instance capable de garantir la sécurité et la liberté des citoyens. Or *, six lois après la signature de ces accords et deux mois et demi après le vote à New York de l’envoi au Cambodge d’un contingent onusien de 22 000 personnes, seulement 4 000 sont sur place pour déminer, désarmer, recenser, établir les listes électorales, en bref créer des conditions favorables au retour des réfugiés et à la tenue d’élections qui devraient se dérouler en avril ou mai 1993 ; donc très peu du plan de l’ONU est réalisé. C’est dire les doutes, les interrogations qu’entraine ce remue-ménage verbal. La population désire une présence onusienne suffisamment longue non seulement pour que ses membres effectuent toutes les tâches énumérées plus haut mais aussi pour mieux affronter l’avenir. Famille, éducation, religion, on l’a vu, tout est à reconstruire et de la solidité de ces nouvelles structures dépendra l’aptitude des paysans et même des autres à se défendre contre l’arbitraire ; le rôle des moines dans l’avenir du Cambodge sera important compte tenu des valeurs morales qu’ils représentent. En outre, le départ de l’ONU quelques mois après les élections n’est pas fait pour rassurer les paysans qui seront obligés de tenir compte de représailles possibles le jour où ils se retrouveront en tête-à-tête avec ceux qui auront exercé des pressions sur eux, au nez et à la barbe du personnel onusien. En effet les Khmers Rouges essaient d’infiltrer les structures gouvernementales ou d’atteindre les paysans à la faveur de visites nocturnes et l’on connaît leur cruauté extrême. Phnom-Penh a déjà commencé sa campagne électorale par le biais des tournées Sihanouk/PPC et, depuis fin 1990, par un renforcement de l’administration dans toutes les zones qu’elle contrôle ; elle semble déterminée à s’imposer par la violence si l’on se réfère aux meurtres politiques perpétrés début 1992 et qui lui sont attribués.
Les visages nouveaux souhaités par la paysannerie risquent de ne pouvoir émerger. Dans ce cas, les paysans voteront pour Sihanouk qu’ils considèrent soit l’unique leader, soit comme le moins mauvais. Phnom-Penh l’a bien compris qui freine les nouvelles candidatures possibles : assassinats d’opposants politiques, interdiction de se réunir à Phnom-Penh, intimée à des Khmers de la diaspora dont l’acteur Haing Ngor ; les prisonniers politiques libérés connaissent les mêmes contraintes. Des Khmers, y compris des membres du FUNCINPEC, se sont vu refuser un visa.
Par ailleurs, le plan électoral proposé par M. Akashi prête à discussion(15). Il ne semble pas tenir compte des risques encourus par les électeurs (représailles). Même si l’on se place dans l’hypothèse d’un mandat de l’ONU de 18 mois (ce qui paraît insuffisant), il semble qu’on puisse minimiser le danger en évitant la multiplication des bureaux de vote et le dépouillement au niveau des villages ou des communes car le repérage du choix des paysans sera d’autant plus aisé que leur nombre par bureau de vote sera réduit ; faire voter dans de petites structures c’est exposer les gens à la fureur des extrémistes. Un vote au niveau du Srok « district » suivi éventuellement d’un dépouillement au niveau de khet « province » garantiraient l’anonymat. Transportés dans des camions prévus à cet à cet effet – et il en existe en quantité dans l’armée et au sein des organisations caritatives -, les paysans auraient l’impression d’aller à la fête ; cela gommerait les réticences, les craintes, la peur.
Les procédures compliquées faisant appel parfois à l’écriture alors que beaucoup de paysans ont été privés d’instruction correcte pendant plus de 20 ans, la nécessité de copies certifiées conformes montrent un certain irréalisme de la part de ceux qui l’ont élaboré. Et l’absence du mot citoyen alors que les Khmers s’inquiètent du vote possible des colons vietnamiens perçu comme une entorse au jeu démocratique, n’est pas fait pour maintenir un climat de confiance et de paix.
Pour conclure sur le vote, il gagnerait sans doute à être revu par des asiatiques (ANASE par exemple), plus réceptif que les Occidentaux à la mentalité khmère et mieux au courant des pratiques sociales et politiques qui ont cours dans la région.
Donc le problème qui se pose pour permettre aux paysans de jouer le jeu démocratique semble être davantage celui de la sécurité (sécurité physique et assurance que les étrangers ne voteront pas) que de la prise de conscience politique et l’on ne peut que souhaiter des aménagements à ce plan onusien pour permettre au peuple khmer de vivre ensuite dans la paix, la dignité et la cohésion sociale.
Notes de base page :
(2) Cf en particulier, Pou Choti. Le Cambodgien d’hier et d’aujourd’hui. Essai sur les conflits de génération, Ecole technique d’Outremer du havre, mémoire de 2e anné, 1965, 454p multigr.
(3) Norodom Sihanouk, « Étude corrective de la Constitution du cambodge octroyée par le roi en 1947, France-asie, Saïgon, 1955, XI, 108p. 654-663.
(4) Désigne les travaux entrepris sous le régime de la RPK, soit l’abattage de forêts minées et impaludées dans le but d’éliminer des sanctuaires de résistances, de construire des routes dans les zones frontalières, de ceinturer le Cambodge à ses frontières avec la Thaïlande et le Laos d’un « Mur de bambou » doublé de rangées de mines. Cf en particulier M.A. Martin « Cambodge : une nouvelle colonie d’exploitation », Paris, Politique internationale, 1985, 28 : 177-193 et E.Luciolli. Le mur de bambou. Le Cambodge après Pol Pot, paris, Régine Deforges – Médecins sans frontières, 1988, 313p.
(6) Sau Bory, L’administration rurale au Cambodge et ses projets de réforme, thèse pour le doctorat de 3e cycle en sciences administratives, Paris II. 1974, 258p. multigr ; Tith Houn, Problème de l’assainissement dans la fonction publique cambodgienne, thèse pour le doctorat de 3e cycle en sciences administratives, Paris II, 1976, 294p.
(9) François Ponchaud note que les réfugiés des camps frontaliers considèrent les Khmers Rouges comme l’ennemi majeur, avant les Vietnamiens (communication personnelle).
(12) Sihanouk a dénoncé cette alliance le 5 décembre 1991 lors d’une conférence de presse en Thaïlande sans toutefois mentionner les deux traités, politique et militaire qui ont été signés en novembre. En outre, il continue de se déplacer avec les officiels de Phnom-Penh qui n’entendent pas se priver de l’appui princier.
(13) Époque pendant laquelle Sihanouk a de facto dirigé la politique du Cambodge via le parti qu’il créa en 1955, le Sangkum Resatr Niyum.